Bernard Barbier

Partie 3 – Les compĂ©tences ?

Second Graal. CotĂ© individu. Il suffirait de dĂ©velopper les compĂ©tences de tout le monde. Plus prĂ©cisĂ©ment il suffirait que chacun dĂ©veloppe « ses compĂ©tences, techniques, transversales, relationnelles, Ă©motionnelles … pourquoi pas spirituelles Â». Seul gage d’emploi. Bref une sociĂ©tĂ© des compĂ©tences.

Sauf que la compĂ©tence n’est pas un « possĂ©dĂ© Â» de la personne. Comme le besoin, ou l’employabilitĂ©, la compĂ©tence n’existe pas a priori (JM Barbier, 2011). Étonnant d’ailleurs, ou pas, que ces trois mots soient les plus utilisĂ©s Ă  notre Ă©poque, en fait depuis 1998, et un fameux congrès nommĂ© « journĂ©es internationales Â», et consolidĂ©s tout le long des annĂ©es 2000, en commençant par la loi de 2004.

La compĂ©tence est d’abord, et avant tout, un besoin de l’entreprise, un besoin d’avantage concurrentiel. En lien donc avec les objets dĂ©terminant le besoin. Pour rĂ©aliser un marchĂ©, un produit, un service, satisfaire des clients, lutter contre des concurrents, prise dans un champ de forces d’évolution (technologique, Ă©conomique, politique, sociĂ©tale, humaine…), l’entreprise dĂ©veloppe des compĂ©tences, des « capacitĂ©s distinctives Â» Ă  produire, vendre, innover… Elle se positionne. Selon ses objectifs, sa stratĂ©gie, elle a besoin de ressources pour les dĂ©velopper. Elle peut donc adapter les emplois existants ou/et en crĂ©er d’autres. Mais elle peut, et pourra encore plus Ă  l’avenir, investir sur d’autres solutions, comme, par exemple, des robots ou de « l’intelligence artificielle Â». Ce qui veut dire que besoin en compĂ©tences de l’entreprise, ne veut pas dire besoin en emplois et besoin en formation. LĂ  encore – c’est un droit et la responsabilitĂ© de l’entreprise – il s’agit d’un choix, d’une dĂ©cision, d’une volontĂ©, pas une logique, donc encore moins une adĂ©quation.

Nous le précisons une nouvelle fois, car les sensibilités sont à fleur de peau ces temps-ci, il n’y a aucun jugement de valeur, seulement des résultats de travaux.

La personne n’a donc pas de compĂ©tences « acquises Â», comme un capital. Un soi-disant « capital humain Â» (Schultz, 1959). Elle va se rĂ©vĂ©ler Ă©ventuellement compĂ©tente dans certaines situations, avec ce qu’elle va y apporter, avec ce qu’elle va y faire, avec ce qu’elle va y trouver comme conditions. La compĂ©tence est un « savoir y faire Â» (qui pourra aussi ĂŞtre attribuĂ© Ă  un robot !), une Ă©ventualitĂ© de performance, une probabilitĂ© de rĂ©ussite. D’oĂą la grande difficultĂ© actuelle des acteurs Ă  en formuler des « descripteurs Â» les plus simples possibles, sans donner d’élĂ©ments situationnels.

La compĂ©tence, forme opĂ©ratoire de connaissances (Vergnaud, 1990), est donc situĂ©e, et, de lĂ , est soumise Ă  diffĂ©rents dĂ©terminants. Les activitĂ©s Ă  rĂ©aliser, les conditions de travail, le mode de management, les critères de performance (attributions de valeurs qui dit la rĂ©ussite), les ressources mises Ă  disposition, le contexte sectoriel conditionnent directement ce que le « manager-juge Â» va appeler « compĂ©tence de la personne Â». C’est pourquoi elle ne peut ĂŞtre possĂ©dĂ©e, acquise, capitalisĂ©e par le sujet. Elle est construction sociale et processus dynamique d’attribution de valeur.

Il est impossible de développer chacun des aspects abordés ici, mais il est pour l’instant important de resituer la compétence comme besoin de l’entreprise, d’abord et avant tout. Non comme possédé de la personne, non comme objet existant.

La personne, elle (chacun d’entre nous donc), tente de se construire, dans la relation aux autres, dans l’espace social, de devenir sujet au travers de la seule « chose Â» qui lui « appartient Â» : l’expĂ©rience, les expĂ©riences… ses expĂ©riences de vie. L’expĂ©rience qui se fait chaque instant, par les situations que nous vivons, par ce que nous en comprenons, par ce que nous en disons ; situations « professionnelles Â», situations « quotidiennes Â», situations « d’apprentissage Â» selon le contexte vĂ©cu. En rĂ©sultatif de cette expĂ©rience encours, par « dĂ©cantation Â», se construisent des aptitudes, des connaissances, des pratiques, des identitĂ©s (Julien, 2016).

Il est important de distinguer l’« expĂ©rience Â» (terme synthĂ©tique de cette construction encours et de ce construit) de la « compĂ©tence Â». Toute personne, jeune, en difficultĂ© ou non, senior, en situation de handicap ou d’illettrisme, a de l’expĂ©rience… expĂ©rience de vie, de sa vie qui se fait chaque instant, riche et diverse.

Personne n’est automatiquement et a priori « compĂ©tent Â», sauf, Ă©ventuellement et ponctuellement, sur des situations bien connues, au cours d’une pĂ©riode, et encore, il suffit de changements sur un ou plusieurs dĂ©terminants (ressource technologique nouvelle, condition de travail plus bruyante, nouveau chef…) et patatra, « on fait moins bien… qu’avant Â». La compĂ©tence dĂ©pend donc des situations, tous les auteurs le reconnaissent, et des dĂ©terminants situationnels, le plus souvent professionnels… dans un secteur et une entreprise particulière. Mais la personne va apporter Ă  l’entreprise toute cette « expĂ©rience Â», dĂ©veloppĂ©e entre autres en formations, et c’est l’entreprise qui, selon ses besoins, ses situations de travail et les dĂ©terminants Ă©voquĂ©s prĂ©cĂ©demment, va assurer la mise en compĂ©tence. Elle seule peut le faire. Oui l’entreprise est une nouvelle fois au centre. Et Ă©galement au centre… de ses responsabilitĂ©s. Elle doit reprendre la responsabilitĂ© de la mise en compĂ©tence. Elle seule peut le faire. Et nous devons l’y aider.

Nous avons pu constater que les pĂ©nuries de personnel, comme les luciditĂ©s stratĂ©giques de certains managers, avaient un effet bĂ©nĂ©fique dans la prise en compte de cette rĂ©alitĂ©, comme un retour Ă  l’essentiel. « On ne trouve pas de gens « compĂ©tents Â» (!), alors on recrute des personnes qui ont envie, qui ont du potentiel, qui ont vĂ©cu d’autres expĂ©riences, et on les forme Ă  nos « mĂ©tiers Â» ! Â» nous racontent des responsables d’entreprise. Le système de formation hors entreprise doit permettre la construction de potentiel, d’aptitudes, d’envies. Nous serons toujours déçus et frustrĂ©s, si nous attendons d’un système de formation professionnelle, de l’éducation nationale, des centres de formations, des Ă©coles, de fournir des « gens compĂ©tents Â». Il ne peut ĂŞtre dans la mĂŞme temporalitĂ©.

Il est souvent mis en avant l’obsolescence des compĂ©tences, de plus en plus rapidement, et, « l’on Â» se plaint de l’incapacitĂ© du « système de formation professionnelle Â» et de l’offre de formation Ă  s’y adapter. Mais comme la compĂ©tence est un besoin d’avantage concurrentiel de l’entreprise, tout système externe aux situations sera systĂ©matiquement vĂ©cu comme « en retard Â». Tout simplement, si tant est que soit simple, parce que depuis 1998, et un fameux « Objectif CompĂ©tences Â» du CNPF de l’époque, a Ă©tĂ© transfĂ©rĂ©e sur le « système Â», et les individus, la responsabilitĂ© de fournir des « employables compĂ©tents Â» aux entreprises selon leurs « besoins Â». C’est une double contrainte pour les individus et c’est impossible hors de l’entreprise. C’est Ă  l’entreprise de le faire. C’est la responsabilitĂ© principale de l’employeur. Il « dĂ©cide Â» de crĂ©er des emplois, bien Ă©videmment selon son niveau d’activitĂ©, il est le seul Ă  pouvoir mettre en compĂ©tence, car non seulement elle dĂ©pend des conditions propres Ă  l’entreprise (ce que nous appelons les dĂ©terminants), mais c’est lui qui va « juger Â» la compĂ©tence. En revanche « le système Â» doit aider l’entreprise Ă  le faire, pour tous les actifs, y compris en l’accompagnant, y compris financièrement, y compris en « contrĂ´lant Â» ce qui est fait.

Les compĂ©tences dĂ©montrĂ©es, performĂ©es, nourrissent l’expĂ©rience des sujets. Elles participent Ă  la construction de ses connaissances, de ses pratiques, de gestes, Ă  la construction identitaire du sujet. Fort de ce vĂ©cu, il « apporte Â» ce potentiel qui, selon les modalitĂ©s des dĂ©terminants situationnels, se rĂ©vĂ©lera, ou non, « compĂ©tence Â», i.e. performance en situation. C’est pourquoi la personne et l’entreprise, dans le cadre d’un emploi, forment un système de rĂ©ponse Ă  un objectif appelĂ© « compĂ©tence Â». Nous sommes aujourd’hui au cĹ“ur d’un nouvel adĂ©quationnisme pas franchement exposĂ©, non plus le fameux emploi/formation, mais un adĂ©quationnisme des compĂ©tences (Glaymann, 2017). L’aide d’intermĂ©diaires aux personnes et aux entreprises, n’est pas de valider cette linĂ©aritĂ© mĂ©caniste de compĂ©tences possĂ©dĂ©es d’un cĂ´tĂ©, de compĂ©tences demandĂ©es de l’autre, de « faire acquĂ©rir les manques Â», et hop le tour est jouĂ©. L’aide est moins simpliste, plus complexe, plus nuancĂ©e, plus humaine. Il convient d’un cĂ´tĂ© de faire se dire l’expĂ©rience, les expĂ©riences, comme une pratique de biographisation, pour participer Ă  la construction, avec et pour la personne, de sens et de conscience de ses connaissances, de ses pratiques, de ses gestes. Comme un bilan d’expĂ©riences (et non de compĂ©tences !), en pleine logique avec ce que l’on sait (bien) faire en VAE ! ExpĂ©rience, en l’état du moment. De l’autre cĂ´tĂ©, celui de l’entreprise, l’aide se situe sur l’expression et la formalisation des « besoins Â» et des conditions. La situation prĂ©sente de l’entreprise (son activitĂ©, ses marchĂ©s, son positionnement, son organisation et fonctionnement…), ses objectifs et sa vision stratĂ©gique, ses choix et pratiques de recrutement, pour conclure sur les « besoins Â» en compĂ©tences dĂ©duits : les activitĂ©s Ă  rĂ©aliser, les environnements sectoriels, les conditions de travail, les ressources disponibles, les critères de performance, le mode de management voire les formes d’emploi. Bref… un bilan de compĂ©tences. Bilan d’expĂ©riences pour la personne, bilan de compĂ©tences pour l’entreprise. L’intermĂ©diaire (CEP ?) doit alors aider Ă  cette rencontre, voire cette confrontation : rĂ©sultats d’expĂ©riences et besoins de compĂ©tences. La rencontre concrĂ©tise les responsabilitĂ©s : la personne engage ses connaissances et ses pratiques, au besoin dĂ©veloppe ses qualifications et montre ses envies, l’entreprise recrute et « met en compĂ©tence Â» selon ses besoins. La formation, dans toutes ses formes, prends alors tout son sens et son rĂ´le, ses rĂ´les : A partir d’une Ă©ducation qui doit « mettre tout humain en capacitĂ© d’adaptation Â», la formation aide Ă  « mettre en qualification Â» puis, en entreprise, « mettre en compĂ©tences Â».